L’Orient Le Jour est le journal en langue française emblématique du Liban, un peu l’équivalent du Monde chez nous. Il relate avec un point de vue assez neutre les soubresauts du pays, même si on peut toujours taxer la partie francophone du pays d’être plutôt pro-chrétien. Je ne sens pas vraiment de parti-pris en lisant mes quelques articles quotidiens, à la recherche d’une compréhension, même superficielle, de ce pays, donc ce journal me convient très bien. De par la tension de plus en plus forte qui s’exerce sur nous, derniers étrangers sur place après les évacuations des suisses, allemands, hollandais, américains, australiens , saoudiens, emiratis et russes comme autant de Nations géopolitiquement négligeables, nous sommes à la recherche de quelques signaux pour évaluer notre futur proche.

Donc on lit les journaux, à défaut de regarder la télé, exclusivement en arabe. Cependant, je ne suis pas sûr que ce soit une mauvaise chose que de se couper des médias dans cette période particulièrement anxiogène, les heures passées à écouter les analystes de tout bord n’étant pas particulièrement reconnues pour dissiper les effets du stress. Et là, Marie attire mon attention sur un article, ou plutôt une contribution d’une essayiste romancière libanaise, Dominique Édée, que j’avais mis de côté, jugeant par erreur son titre aux relents nostalgiques d’un retour du Protectorat Français, que certains libanais réclament à corps et à cris face à la gabegie des hommes politiques locaux.

Cette contribution est simplement titrée Lettre ouverte au président de la République Française. Un titre un peu fragile, simpliste et peu vendeur qui a failli me faire louper l’essentiel. J’entends quelques compliments sur le plaisir que vous avez à me lire, et bien, j’aurais aimé écrire cette lettre. Une lettre juste et bien tournée, une lettre qui couche avec talent les sentiments que je ressens, une lettre intelligente, contrastant avec la folie qui nous frôle, une lettre qui contient la force de changer le cours des choses, comme ce discours de De Villepin à l’ONU, qu’il serait de bon ton qu’Emmanuel lise avec attention, une lettre qui compte, tout simplement …

Alors, mes chers lecteurs, je vous laisse entre de bonnes mains, celles qui ont écrit ces mots avec tant de justesse, et je vous embrasse avec tendresse dans ce monde de fous.

À bientôt

Monsieur le Président,

C’est d’un lieu ruiné, abusé, manipulé de toutes parts, que je vous adresse cette lettre. Il se pourrait qu’à l’heure actuelle, notre expérience de l’impuissance et de la défaite ne soit pas inutile à ceux qui, comme vous, affrontent des équations explosives et les limites de leur toute puissance.

Je vous écris parce que la France est membre du Conseil de sécurité de l’ONU et que la sécurité du monde est en danger. Je vous écris au nom de la paix.

L’horreur qu’endurent en ce moment les Gazaouis, avec l’aval d’une grande partie du monde, est une abomination. Elle résume la défaite sans nom de notre histoire moderne. La vôtre et la nôtre. Le Liban, l’Irak, la Syrie sont sous terre. La Palestine est déchirée, trouée, déchiquetée selon un plan parfaitement clair : son annexion. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les cartes.

Le massacre par le Hamas de centaines de civils israéliens, le 7 octobre dernier, n’est pas un acte de guerre. C’est une ignominie. Il n’est pas de mots pour en dire l’étendue. Si les arabes ou les musulmans tardent, pour nombre d’entre eux, à en dénoncer la barbarie, c’est que leur histoire récente est jonchée de carnages, toutes confessions confondues, et que leur trop plein d’humiliation et d’impotence a fini par épuiser leur réserve d’indignation ; par les enfermer dans le ressentiment. Leur mémoire est hantée par les massacres, longtemps ignorés, commis par des Israéliens sur des civils palestiniens pour s’emparer de leurs terres. Je pense à Deir Yassin en 1948, à Kfar Qassem en 1956. Ils ont par ailleurs la conviction – je la partage – que l’implantation d’Israël dans la région et la brutalité des moyens employés pour assurer sa domination et sa sécurité ont très largement contribué au démembrement, à l’effondrement général. Le colonialisme, la politique de répression violente et le régime d’apartheid de ce pays sont des faits indéniables. S’entêter dans le déni, c’est entretenir le feu dans les cerveaux des uns et le leurre dans les cerveaux des autres. Nous savons tous par ailleurs que l’islamisme incendiaire s’est largement nourri de cette plaie ouverte qui ne s’appelle pas pour rien « la Terre sainte ». Je vous rappelle au passage que le Hezbollah est né au Liban au lendemain de l’occupation israélienne, en 1982, et que les désastreuses guerres du Golfe ont donné un coup d’accélérateur fatal au fanatisme religieux dans la région.

Qu’une bonne partie des Israéliens reste traumatisée par l’abomination de la Shoah et qu’il faille en tenir compte, cela va de soi. Que vous soyez occupé à prévenir les actes antisémites en France, cela aussi est une évidence. Mais que vous en arriviez au point de ne plus rien entendre de ce qui se vit ailleurs et autrement, de nier une souffrance au prétexte d’en soigner une autre, cela ne contribue pas à pacifier. Cela revient à censurer, diviser, boucher l’horizon. Combien de temps encore allez-vous, ainsi que les autorités allemandes, continuer à puiser dans la peur du peuple juif un remède à votre culpabilité ? Elle n’est plus tolérable cette logique qui consiste à s’acquitter d’un passé odieux en en faisant porter le poids à ceux qui n’y sont pour rien. Écoutez plutôt les dissidents israéliens qui, eux, entretiennent l’honneur. Ils sont nombreux à vous alerter, depuis Israël et les États-Unis.

Commencez, vous les Européens, par exiger l’arrêt immédiat des bombardements de Gaza. Vous n’affaiblirez pas le Hamas ni ne protégerez les Israéliens en laissant la guerre se poursuivre. Usez de votre voix non pas seulement pour un aménagement de corridors humanitaires dans le sillage de la politique américaine, mais pour un appel à la paix ! La souffrance endurée, une décennie après l’autre, par les Palestiniens n’est plus soutenable. Cessez d’accorder votre blanc-seing à la politique israélienne qui emmène tout le monde dans le mur, ses citoyens inclus. La reconnaissance, par les États-Unis, en 2018, de Jérusalem capitale d’Israël ne vous a pas fait broncher. Ce n’était pas qu’une insulte à l’histoire, c’était une bombe. Votre mission était de défendre le bon sens que prônait Germaine Tillion « Une Jérusalem internationale, ouverte aux trois monothéismes. » Vous avez avalisé, cette même année, l’adoption par la Knesset de la loi fondamentale définissant Israël comme « l’État-Nation du peuple juif ». Avez-vous songé un instant, en vous taisant, aux vingt et un pour cent d’Israéliens non juifs ? L’année suivante, vous avez pour votre part, Monsieur le Président, annoncé que « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme. » La boucle était bouclée. D’une formule, vous avez mis une croix sur toutes les nuances. Vous avez feint d’ignorer que, d’Isaac Breuer à Albert Einstein, un grand nombre de penseurs juifs étaient antisionistes. Vous avez nié tous ceux d’entre nous qui se battent pour faire reculer l’antisémitisme sans laisser tomber les Palestiniens. Vous passez outre le long chemin que nous avons fait, du côté dit « antisioniste », pour changer de vocabulaire, pour reconnaître Israël, pour vouloir un avenir qui reprenne en compte les belles heures d’un passé partagé. Les flots de haine qui circulent sur les réseaux sociaux, à l’égard des uns comme des autres, n’exigent-ils pas du responsable que vous êtes un surcroît de vigilance dans l’emploi des mots, la construction des phrases ? À propos de paix, Monsieur le Président, l’absence de ce mot dans votre bouche, au lendemain du 7 octobre, nous a sidérés. Que cherchons-nous d’autre qu’elle au moment où la planète flirte avec le vide ?

Les accords d’Abraham ont porté le mépris, l’arrogance capitaliste et la mauvaise foi politique à leur comble. Est-il acceptable de réduire la culture arabe et islamique à des contrats juteux assortis – avec le concours passif de la France – d’accords de paix gérés comme des affaires immobilières ? Le projet sioniste est dans une impasse. Aider les Israéliens à en sortir demande un immense effort d’imagination et d’empathie qui est le contraire de la complaisance aveuglée. Assurer la sécurité du peuple israélien c’est l’aider à penser l’avenir, à l’anticiper, et non pas le fixer une fois pour toutes à l’endroit de votre bonne conscience, l’œil collé au rétroviseur. Ici, au Liban, nous avons échoué à faire en sorte que vivre et vivre ensemble ne soient qu’une et même chose. Par notre faute ? En partie, oui. Mais pas seulement. Loin de là. Ce projet était l’inverse du projet israélien qui n’a cessé de manœuvrer pour le rendre impossible, pour prouver la faillite de la coexistence, pour encourager la fragmentation communautaire, les ghettos. À présent que toute cette partie du monde est au fond du trou, n’est-il pas temps de décider de tout faire autrement ? Seule une réinvention radicale de son histoire peut rétablir de l’horizon.

En attendant, la situation dégénère de jour en jour : il n’y a plus de place pour les postures indignées et les déclarations humanitaires. Nous voulons des actes. Revenez aux règles élémentaires du droit international. Demandez l’application, pour commencer, des résolutions de l’ONU. La mise en demeure des islamistes passe par celle des autorités israéliennes. Cessez de soutenir le nationalisme religieux d’un côté et de le fustiger de l’autre. Combattez les deux. Rompez cette atmosphère malsaine qui donne aux Français de religion musulmane le sentiment d’être en trop s’ils ne sont pas muets.

Écoutez Nelson Mandela, admiré de tous à bon compte : « Nous savons parfaitement que notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens, » disait-il sans détour. Il savait, lui, qu’on ne fabrique que de la haine sur les bases de l’humiliation. On traitait d’animaux les noirs d’Afrique du Sud. Les juifs aussi étaient traités d’animaux par les nazis. Est-il pensable que personne, parmi vous, n’ait publiquement dénoncé l’emploi de ce mot par un ministre israélien au sujet du peuple palestinien ? N’est-il pas temps d’aider les mémoires à communiquer, de les entendre, de chercher à comprendre là où ça coince, là où ça fait mal, plutôt que de céder aux affects primaires et de renforcer les verrous ? Et si la douleur immense qu’éprouve chaque habitant de cette région pouvait être le déclic d’un début de volonté commune de tout faire autrement ? Et si l’on comprenait soudain, à force d’épuisement, qu’il suffit d’un rien pour faire la paix, tout comme il suffit d’un rien pour déclencher la guerre ? Ce « rien » nécessaire à la paix, êtes-vous sûrs d’en avoir fait le tour ? Je connais beaucoup d’Israéliens qui rêvent, comme moi, d’un mouvement de reconnaissance, d’un retour à la raison, d’une vie commune. Nous ne sommes qu’une minorité ? Quelle était la proportion des résistants français lors de l’occupation ? N’enterrez pas ce mouvement. Encouragez-le. Ne cédez pas à la fusion morbide de la phobie et de la peur. Ce n’est plus seulement de la liberté de tous qu’il s’agit désormais. C’est d’un minimum d’équilibre et de clarté politique en dehors desquels c’est la sécurité mondiale qui risque d’être dynamitée.

Par Dominique EDDÉ. Écrivaine.

L’Orient Le Jour, le 20 octobre 2023

3 Replies to “Un bel article”

  1. Salut Matthieu
    Effectivement cet article est vraiment excellent, et pour moi aussi il resume parfaitement ma pensée sur la situation.
    J’espère que vous allez aussi bien que faire se peut. Tu passeras le bonjour à tout le monde, ta famille, Christophe, Sebastien ainsi que Jacques et Marjolaine.
    Nous reprenons après une semaine de vacances.

    Nicolas

  2. Salut Matthieu
    Tu parles de Dominique Eddé, que je ne connaissais pas et par hasard je l’ai entendue Sur France Inter cette semaine. Voici le lien, il t’intéressera peut-être : https://www.dailymotion.com/video/x8p215i

    Effectivement, cette lettre est forte et extrêmement bien écrite, avec des termes justes, par une personne qui maîtrise la situation. Elle m’a d’ailleurs aidé à mieux la comprendre. Merci à toi de nous l’avoir faite suivre.

    Ce n’est pas une lecture habituelle que tu nous proposes cette fois, moins drôle, moins caustique, mais elle décrit aussi votre expérience…

    Désolé pour mon commentaire un peu tardif, mais je devais absolument finir le chantier de ma salle de bain, donc pas de mail 😉 Ok ça n’a rien à voir avec Israël quoique, j’aurais pu me prendre un Exo7 par Steph si je ne l’avais pas terminée pour ce week-end !! 💣

    Bon courage à vous.
    Bise à vous 2
    Manu

  3. Coucou Matthieu !
    Il me semble que c’est ton anniversaire en ce jour de décembre. Je ne trouve plus ni numéro, ni adresse mail, donc je passe par là pour te souhaiter un très bon anniversaire.
    Bises de nous 4
    Amélie

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