Ça fait bien longtemps que je n’avais écrit sur mon blog. Il faut dire que la période a été difficile à digérer devant tant d’évènements troublants et face auxquels il n’était pas simple de prendre la plume. D’abord la sidération de la brutalité qui a frappé le Liban, encore une fois, avec la menace qui se rapprochait de jour en jour. Puis le stress permanent autour de nous et ce retour à l’enseignement à distance, tellement a contrario du métier de prof, qui t’enferme dans ta propre maison en faisant de l’extérieur un ennemi. Ensuite le bruit des bombes, les avions qui passent le mur du son en faisant craquer deux fois tes vitres (réflexe inimaginable pris à présent , un boum : explosion, double boums : mur du son) et de ce fichu drone qui t’obsède volontairement en faisant entrer une tondeuse dans ton cerveau. Pour finir, tenter de donner du sens à ce que tu fais car il faut bien vivre et chercher à expliquer pourquoi tu es toujours là bien malgré toi.

Malgré le fracas et les cris, la vie continue … Tu t’appuies sur ton groupe d’amis et tu partages des moments hors du temps en allant te réfugier, les jours où tu le peux, un peu plus loin des combats.

Tu cherches à comprendre la mort de ces deux petits neveu et nièce d’une collègue dont je visitais la classe le lendemain du bombardement de leur maison. Elle était là, face à ses élèves et assurant sa classe, pétrie de douleur, ne m’avouant qu’après le cours le drame de la veille. Ces petits bouts de chou avaient 5 et 7 ans, je n’ai toujours pas saisi en quoi ils représentaient une menace terroriste, leur mère grièvement blessée ne possédant pas de lance-roquette et ne faisant pas partie du Hezbollah. Cette famille n’avait juste pas les moyens de vivre ailleurs. Alors tu pleures la disparition d’enfants que tu n’as jamais croisés et tu pries le ciel de savoir les tiens à l’abri.

Tu t’interroges encore une fois et tu entends l’insouciance de tes élèves et les rires en classe. Alors tu comprends qu’il y a une certaine importance à la normalité dans le chaos qui t’entoure, les bombes qui rythment le quotidien et les panaches de fumée qui obscurcissent ton horizon.

Tu vis l’exode de ce million d’habitants qui ont trouvé refuge dans Beyrouth, cette ville déjà si dense. Il est impossible de marcher sur les trottoirs qui se sont transformés en lieu d’une lutte acharnée entre scooter, voiture en quadruple file, rassemblement bruyant autour d’un narguilé ou terrain de jeu de billes pour enfants désoeuvrés . Rien n’est prévu pour accueillir un tel exode donc Beyrouth étouffe. S’y déplacer est une gageure car il faut alimenter ces populations en eau et fuel et les camions ne peuvent plus tourner. Les pompiers n’arrivent plus à atteindre les incendies que ne manquent pas de déclencher les générateurs en surchauffe. Le moindre appartement est squatté, les poubelles dégueulent malgré les 5 passages par jour, les barbelés se transforment en sèche-linge.

incendie à 200 mètres de chez nous

le squat des vieilles maisons
des poubelles infinies

Je dois fuir notre appart un soir et trouver refuge chez des collègues devant la menace annoncée d’une frappe sur le quartier. L’hypoxie te ronge la tête, et puis un jour, tout cesse. Les réfugiés reprennent la voiture dans la minute qui suit la déclaration officielle du cessez-le-feu. La marée humaine redescend et le drone se tait enfin. Pouvoir respirer à nouveau, avec la culpabilité et l’égoïsme de ne penser qu’à soi alors qu’il y a tant de souffrance. Retrouver le bonheur de se promener sous le doux soleil de décembre, humant sereinement cette atmosphère mélangée d’Orient et d’Occident, en sortant de sa tête l’obsédant souvenir de ce bruit permanent. Regarder devant, en sentant la force de ce peuple heureux de se munir enfin d’un gouvernement après 3 années infernales. Contempler les larmes de joie de nos collègues et amis syriens lors de la chute de Bachar El Assad, se tombant dans les bras les uns des autres, marque euphoriquement la fin de cette période si difficile à vivre.

Je me suis pris alors à rêver qu’ils pourraient retourner visiter leur pays, que je pourrais pour la première fois sentir cette vague d’espoir d’un pays qui se relève. Il faut dire que c’est une expérience particulière que d’achever une période de cinq années dans un autre pays : une histoire de parenthèses qu’on ouvre et qu’on ferme… À San Francisco, le Covid s’était chargé de clôturer la douceur de notre vie là-bas. Ici c’est la guerre, qui , comme un symbole, vient te montrer la porte de sortie.  Tout est prétexte à réaliser avec nostalgie qu’on vit un moment pour la dernière fois. La dernière piste de ski qu’on descend, le dernier stage, le dernier iftar libanais … Bientôt mon dernier jury de bac, mon dernier cours dans cet établissement, mon dernier match de padel, mon dernier repas au sein de notre groupe de potes. Cela s’est passé si vite et à la fois si brutalement…

Dernier printemps avec ces fleurs qui inondent les rues, les dernières oranges succulentes tout juste cueillies, les dernières récrés à manger les plats concoctés avec amour par nos collègues, dernière conduite sans code de la route, dernière vaine explication de qui décide quoi dans ce pays, … La tristesse se mêle à l’envie d’en finir car 5 ans de bruit et d’agitation permanente, ça fait beaucoup, même si je dois avouer que cela va me manquer. Cette contradiction constante de ce pays si attachant et si exaspérant, si riche et si pauvre, si doux et si violent, si facile et si compliqué, nous habite à présent, nous vivrons avec cette fracture et cette force à l’avenir : nous avons vécu au Liban !!

On a de la chance, les profs de maths sont devenus une denrée rare et plusieurs lycées se sont pliés en 4 pour nous accueillir l’an prochain, malgré des entretiens au milieu des bombes… nos destinations privilégiées : Sydney, Luxembourg, Dubaï. Après de longues hésitations sur le coût de la vie, la rémunération, la qualité de vie et l’éloignement, notre choix s’était porté sur Dubaï. On s’était bien projeté pendant deux mois avec recherche d’appartement, voiture, hôtel à notre arrivée, et puis patatras ! Une offre est tombée il y a six jours avec une école européenne à Bruxelles, un poste très excitant pour un bahut qui regroupe en son sein des élèves de toutes nationalités, ainsi que des profs de chacun des pays membres. Difficile de refuser cette sorte de tour de Babel et cette incroyable opportunité qui me tombe dessus malgré le contrat signé aux Émirats. On sera donc à Bruxelles l’an prochain pour un futur certainement moins exotique mais bien plus proche de la famille et de vous tous. Nous allons expérimenter pour la première fois une expérience à l’étranger sans nos enfants et ça fait bizarre. Il va peut-être falloir mettre ce blog de côté, quoique … les belges ont certainement tout un tas de choses rigolotes et incongrues à nous faire vivre donc la partie n’est pas finie. On espère juste que cette expérience sera un peu plus calme que la précédente !

En tout cas, au moment de dire au-revoir au Liban, on espérait vivre un premier véritable élan de ce pays en cinq ans. Illusion vite perdue car les bombardements quotidiens ont fait leur retour ces derniers jours, avec la bénédiction du gouvernement américain. Dans ce domaine, il semblerait qu’on soit très loin d’une dernière fois, la vérité est que cette zone du monde est une poudrière entourée de pyromanes …

Et ce drone, ce fichu drone est à nouveau au-dessus de nos têtes …

À bientôt une fois.

3 Replies to “Dernière(s) fois”

  1. Un vraie moment de vie en espérant que les frites ne se rebellent pas entre flamand et wallon
    On se croise cet été sur BX
    La bise

  2. Pour un dernier post, il est fort en émotions!
    Vous avez sans doute voulu nous épargner ces images en live, même si nous nous doutions bien de ce que vous pouviez y vivre. Sacrée expérience que ce Liban!
    Pour Bruxelles, ce devrait être plus calme …..quoique, vous êtes plus proches de tous, alors vous aurez peut-être davantage de visites !
    Au plaisir de boire un rhum mauricien à l’ombre d’un sombrero peut-être 😉

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *